Guernes au XVIIIème siècle - Tous vignerons

Cueilloir de Guernes et de FlicourtAu Moyen Âge et sous l'Ancien Régime, un cueilloir était le registre des taxes dues par les propriétaires fonciers d'une localité, chacun énumérant les parcelles qu'il possède et précisant leur surface et leur usage.

Celui de Guernes a été établi en 1756 et recense quatre vingt huit propriétaires.

Cousins à la mode de Guernes

Chaque propriétaire indiquant le nom de ses parents, on découvre que beaucoup d'entre eux sont cousins ou apparentés. Des noms reviennent très souvent. Cinq patronymes totalisent 40 % des noms de famille du village : LEDET (14), LEGENDRE (7), CHANU (7), DEMANTE (6), PREVOST (6).

Douze autres totalisent 35 % : BREVAL (4), MOREAU (4), MARC (4), BOESTE (3), TALBOT (3), HOTTOT (3), BREANT (3), BARBU (3), BRETON (2), MANSION (2), HEBERT (2), DESPORTES (2)

Deux siècles et demi plus tard, on ne trouve plus à l'annuaire téléphonique que trois de ces noms : LEDEBT (LEDET), BOISTE (BOESTE) et BREANT. Ce qui ne veut pas dire que les descendants des vignerons d'alors n'habitent plus le village. Beaucoup de patronymes disparaissent en effet lors des mariages.

Tous vignerons

Tous les propriétaires se déclarent vignerons, sauf trois, Pierre DEMANTE, le tabellion(1) du village, Philippe BRETON, fermier demeurant à Flicourt et Jacques JOIE, maréchal-ferrant, qui possédaient néanmoins eux aussi des vignes.

Le cueilloir montre une extrême parcellisation des terres, chaque propriétaire en possédant en moyenne de vingt à trente, d'une superficie de une à cinquante perches(2) , la plupart de moins de 10 perches, et toutes dispersées sur le territoire de Guernes. Tous vignerons, mais tous également laboureurs. Chacun cultivait environ 1/3 de vignes et 2/3 de terres arables.

Il y avait des vignes sur tout le territoire, même dans la plaine vers Sandrancourt, mais elles étaient sans surprise concentrées sur le coteau et la crête, de la ferme de Flicourt à la Canardière, plein sud, où les ceps bénéficiaient d'un ensoleillement maximum.

vignerons-2

De la vigne aux Côtelettes et aux Hèzes, de la vigne et de la terre aux Fossés, et de la terre au Clos et aux Plantes. Ces lieux-dits existent toujours, à défaut de ceps de vigne...

L'Île-de-France, un immense vignoble

Guernes était donc un pays de vignes, comme toute l'Île-de-France, jusqu'en Picardie au nord, et jusqu'à Vernon à l'ouest. Des Carolingiens au VIIIème siècle jusqu'à l'aube du XXème, les vignobles parisiens ont été les plus vastes du royaume et produisaient d'excellents vins blancs et rouges qui s'exportaient jusqu'en Angleterre. Toutefois, ces vins ne se gardaient pas d'une année à l'autre, car les techniques de vinification étaient sommaires et la vigne, très sensible aux incidents climatiques, ne produisait pas des raisins de qualité constante (sauf dans les grands domaines, religieux notamment). Les vignerons ne tiraient donc pas un profit suffisant de leurs vignes eu égard à la quantité de travail fourni. C'est pourquoi ils étaient aussi laboureurs ou artisans.

La mort du vignoble parisien s'est amorcée en 1845 avec l'épidémie d'oïdium et celle du mildiou en 1856, et s'est précipitée avec l'arrivée en 1885 du phylloxéra (un insecte) dont étaient porteurs des plants de vigne américains introduits en fraude à Bordeaux en 1866. Le phylloxéra atteindra Follainville en 1898.

Les plants américains étant naturellement immunisés et insensibles au parasite, et bien que ce fût interdit, les vignerons les utilisaient pour reconstituer leurs vignes, voire même à titre préventif, contribuant ainsi à propager le phylloxéra. Ce n'est que vers 1900 que furent autorisés, pour reconstituer le vignoble, non des plants américains qui produisaient un vin médiocre, mais des plants américains greffés avec des cépages autochtones.

Malheureusement, dans l'intervalle, débarrassés de l'insecte tueur, le Midi et notamment le Languedoc avaient pris une sérieuse avance dans la reprise de la production de vin, et inondaient la France de vins peu chers : 10 francs l'hectolitre rendu à Paris. Les cours s'effondraient, la vigne n'était plus rentable et les vignerons d'Île de France ne reconstituèrent pas leurs vignes. La guerre de 14-18 fit le reste.

A Guernes, les agriculteurs n'avaient semble t-il pas attendu la chute des cours pour diversifier leurs productions. En témoigne Armand Barberot, instituteur, dans sa monographie du village rédigée en 1899 :

Culture

Surface

ha

Produit annuel

francs

Seigle

155

84.000

Avoine

65

60.000

Fourrage

145

55.000

Blé

65

45.000

Vigne

40

45.000

Cerisiers

20

40.000

Pois

30

33.000

Asperges

10

18.000

P. de terre

20

15.000

Bois

119

14.000

Pruniers

5

10.000

Progressivement, les cerises et les asperges devien-dront la ressource principale des Guernois (comme dans les villages voisins), jusqu'à ce que la main-d'œuvre devienne trop onéreuse, dans les années cinquante. Depuis, il y a eu la mécanisation agricole, le remembrement, la révolution automobile, l'amélioration des conditions de vie, l'urbanisation périphérique du village, la disparition de la plupart des agriculteurs au profit d'une poignée qui pratique l'élevage et les céréales. Et c'est ainsi qu'un peu partout finissent de mourir tristement les anciens vergers de cerisiers, envahis par les ronces et les chênes.

Pressoirs et fouloirs

Le raisin était pressé dans un fouloir qui laissait intacts les pépins ou dans un pressoir plus brutal mais au meilleur rendement.

Dix vignerons possédaient chacun un fouloir et quatre autres se partageaient la propriété d'un pressoir. L'un d'eux possédait même un fouloir et une part dans le pressoir. On suppose que ces paysans un peu plus aisés mettaient ces équipements à la disposition des autres vignerons, moyennant finance.

Équipements

Certains déclarants mentionnent une étable, une écurie, (voire les deux), un cellier avec une cour, des prés (dans les îles), des jardins, un terrain planté de saules... Certains indiquent même qu'ils possèdent des parties de maison ou de jardin.

Artisans

Les habitants de Guernes n'étaient pas tous vignerons-laboureurs, certains avaient des vaches ou des chevaux, d'autres non, mais tous utilisaient des objets en bois, en métal ou en cuir. Il y avait donc forcément les artisans nécessaires : forgeron, charron, maréchal-ferrant, cordonnier, bourrelier, menuisier, tonnelier, maçon... Armand BARBEROT mentionne en 1899 l'existence de nombreuses carrières dont on extrayait des pierres pour la construction ou la chaux. Elles existaient certainement depuis plus longtemps avec leurs ouvriers.

Il y avait un tabellion, probablement écrivain public, un boulanger et même un meunier, car un moulin à vent est mentionné dans le cueilloir.

(1) Officier public faisant office de notaire et qui dressait des actes et des contrats

(2) Une perche valait environ 50 m²

Marc Belin