La maison d'un vigneron à Guernes en 1766

L'inventaire après décès est la description par un officier de justice des biens laissés par une personne décédée. Il permet d'estimer la valeur vénale d'une succession et d'en assurer la transmission aux héritiers, notamment quand ceux-ci sont mineurs. Il permet aussi de la refuser si le défunt était criblé de dettes.

C'est un document émouvant qui nous fait pénétrer dans l'intimité d'une personne ou d'une famille. Une photographie de l'intérieur d'une maison et de ses dépendances. Bien entendu, n'est décrit et « prisé », c'est-à-dire évalué en termes de valeur marchande, que ce qui est vu... Il arrive parfois en effet que des objets de valeur « échappent » à l'inventaire, faussant ainsi ce dernier mais aussi la vision que l'historien se fait d'un intérieur d'autrefois. Gageons que plus la maison est modeste, plus l'inventaire est fidèle.

Nous allons maintenant pénétrer dans la maison d'un couple de vignerons de Guernes telle qu'elle était il y a deux siècles et demi, en août 1766, à une époque où on se déplaçait à pied ou à cheval, sans eau courante ni électricité pour personne, qu'il soit roi ou laboureur. Et bien sûr sans téléphone portable ni FACEBOOK (mais comment faisaient-ils ?). L'acte qui suit a été découvert aux archives départementales des Yvelines.

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Inventaire des meubles, habits, linges, hardes et des autres objets mobiliers trouvés après le décès de Marie Magdeleine DEMANTE dans sa maison et ses dépendances sises à Guernes, où elle est décédée le 20 août 1766.

Fait en présence d'André Desportes, second mari de la défunte, d'Eustache MAR et Marie Louise HEBERT, sa femme qu'il autorise à participer au présent acte, de George Nicolas HEBERT au nom et comme tuteur de Jean Nicolas DEMANTE, tous vignerons à Guernes, agissant au nom de Philippe Eustache HEBERT et de Marie Madeleine Agnès HEBERT, fils et fille mineurs de feu Eustache HEBERT, mari en première noce de la défunte, âgés respectivement d'environ vingt-quatre1 et quinze ans.

Aux fins que Marie Louise HEBERT, épouse MAR, Philippe Eustache et Marie Madeleine Agnès HEBERT, tous trois enfants et héritiers de feue Marie Magdeleine DEMANTE, acceptent ou renoncent à la succession de leur défunte mère et belle-mère.

 

Inventaire

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  • Une crémaillère, une pelle à feu, des pincettes, une marmite et son couvercle, un chaudron de fer, une poêle et une petite poêle de fer, le tout estimé en l'état à 4 livres et 10 sols2
  • Un chaudron de taille moyenne, un second plus petit et une écumoire, tous trois en hérin3 , et une petite cuillère en cuivre, le tout estimé en l'état à 4 livres
  • Douze cuillères en étin estimées à 24 sols
  • Un seau et deux barils, en bois et cerclés de fer, estimés en l'état à 4 livres
  • Un matelas et un traversin de coutil garnis de plumes, une couverture de laine blanche, un tour de lit4 en toile blanche et un bois de lit5 , le tout estimé tel quel à 10 livres
  • Sept draps de grosse toile, quatre chemises usagées de femme et douze chemise d'homme en toile, le tout estimé en l'état à 20 livres
  • Un corps6 de drap d'Elbeuf, une jupe de serge rouge, un juste7 de toile fine et deux autres en grosse toile, trois tabliers8 de grosse toile, trois garderobes9 de grosse toile, le tout estimé en l'état à 10 livres
  • Deux sacs de grosse toile, une besace, deux nappes et un napperon, le tout estimé en l'état à 3 livres
  • Un corps, une jupe de serge noire, un tablier gris, deux coiffes, deux bonnets, un fichu, le tout de toile blanche et une boîte contenant ces articles, le tout estimé en l'état à 5 livres et dix sols
  • Deux paires de bas, une culotte d'étoffe bleue, un gilet blanc et une camisole de toile de chanvre, le tout estimé en l'état à 5 livres
  • Une veste de tricot blanc, une culotte10 à carreaux, une paire de bas blancs et un gilet de flanelle blanche, le tout estimé en l'état à 10 livres

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  • Deux coffres en chêne dont l'un ferme à clef et une huche en bois blanc, le tout estimé en l'état à 7 livres
  • Une vieille cassette, deux pics, une houe plate, une vieille marmite sans couvercle, une tournaye11 , deux houes, une tournaye, une autre houe, une enclume à faux et plusieurs autres vieilles ferrailles, le tout estimé en l'état à 4 livres
  • Une étoupe à four12 , une pelle, un rabot et une fourcière13 (?), le tout estimé en l'état à 50 sols
  • Deux hottes à vin, six paniers à bras, un porte-cuillères, un gril en fer, deux rouets à filer, une signolle14 et un clayon (?), le tout estimé en l'état à 4 livres
  • Deux vieux tonneaux d'un demi-muid15 chacun, deux tonneaux à « gueule bée » d'un muid et une tinette16 ou saloir à porcs, le tout estimé en l'état à 5 livres
  • Environ sept setiers17 de seigle et trois d'orge, le tout estimé à dix livres le setier de seigle et à huit livres le setier mines18 d'orge, soit au total 42 livres
  • Sept quarterons19 de paille de seigle et quarante bottes de paille d'orge, et environ trois cents bottes de chanvre, le tout estimé à 24 livres
  • Environ un demi-cent (?) de foin et trois quarterons de pois, le tout estimé à 6 livres et 5 sols
  • Un setier de pois de plusieurs espèces, y compris un boisseau20 de grosses fèves, le tout estimé à 8 livres
  • Environ six boisseaux de aricots en trente-quatre bottes, estimées à 10 livres
  • Une charrue et une herse appartenant pour moitié à la communauté, part estimées à 5 livres
  • Un cheval au sous-poil rouge avec tout son harnachement, le tout estimé en l'état à 20 livres
  • Une vache au sous-poil caille21 d'environ cinq ans, estimée à 30 livres
  • Un tas de fumier dans la cour, estimé à 3 livres et 15 sols
  • Environ quarante gaules de saule et plusieurs planches, le tout estimé à 40 sols
  • Une petite table, quatre chaises, un tranchet, une futaille d'un quart de muid à « gueule bée » et un fer à repasser, le tout estimé en l'état à 36 sols
  • Un lit en bois et une couverture de laine verte, le tout estimé en l'état à 30 sols
Sauf erreur de calcul ou omission, le prix total des biens mobiliers de la communauté s'élève à 260 livres et 10 sols.

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Les dettes de la communauté

Il est dû :

  1. À Jacques BIEHEUX, cordonnier à Guernes, 66 livres par obligation passée devant DEMANTE, tabellion à Guernes
  2. Au sieur Henry ALEXANDRE, laboureur à Saint Martin la Garenne : 100 livres
  3. Au sieur DEMARES, marchand à Mantes, sous réserve de la vérification de son compte : 100 livres
  4. Au sieur LEPRINCE, marchand de vaches demeurant à Queue, pour la vache recensée au présent inventaire : 53 livres
  5. Au sieur Michel NORMAND, de Follainville, pour le cheval de la communauté : 40 livres
  6. Au titre de la taille de la présente année et des autres impositions : 5 livres
  7. Au titre du dixième denier dû au roi pour cette année : 6 livres
  8. À Monsieur le Curé pour les « droits funéraires » le service funèbre, y compris l'assistance d'un clerc : 8 livres
  9. Au sieur Nicolas GOSSELIN, de Guernes, pour le cercueil : 7 livres
  10. Au sieur Jean SALVE et à un autre maçon limousin qui ont consolidé la maison occupée par la défunte : 16 livres
  11. Au sieur Denis DECHAMS, cordonnier à « Rolboize » : 10 livres sous réserve de la vérification de son compte
  12. Au sieur Martin CHAPPE, de Follainville : 9 livres
  13. Au sieur Antoine DUBOI, charron à Saint Martin la Garenne : 4 livres sous réserve de la vérification de son compte
  14. Au sieur Jacques JOYE, maréchal-ferrant à Guernes : 4 livres sous réserve de la vérification de son compte
  15. Au sieur Pierre ETIENNE, marchand de vaches à Limay : 18 livres
  16. À dame Anne MENTION, couturière à Guernes : 6 livres 10 sols
  17. Au sieur BLANCHET, tisserand à Omerville : 52 sols

Les dettes de la communauté s'élèvent à la somme de 458 livres et 12 sols, sauf erreur de calcul ou omission, ou autres dettes dont nous n'avons pas connaissance.

Et nous avons signé, ce dix huit septembre mil sept cent soixante six, sauf André DESPORTES qui a déclaré ne pouvoir écrire ni signer à cause du tremblement de sa main droite et qui apposé sa marque ordinaire22 : Georges Nicolas HEBERT, Eustache MAR, André DESPORTES et Jean Nicolas DEMANTE

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Nous sommes en présence de paysans pauvres fortement endettés (deux fois la valeur de leurs biens !) qui n'arrivent pas à faire face à leurs dettes : cinq ans après son achat, la vache n'est pas payée, ni le cheval. De même pour tous les artisans auxquels le couple a dû faire appel faute de savoir ou de pouvoir faire autrement : maçon, charron, cordonnier, maréchal-ferrant, couturière, tisserand... Ils se déclarent vignerons et le sont effectivement puisqu'on trouve à l'inventaire des hottes à vin et des tonneaux, mais le cheval, la charrue, la herse, de grandes quantité de céréales (seigle et orge) et de fourrage, montrent que, comme la plupart des Guernois de l'époque, ils sont aussi laboureurs. Les nombreux outils à main comme les pics, les houes, l'enclume à faux, la pelle, les rouets à filer, les grandes quantité de céréales et de légumineuses, la vache et le « tas de fumier dans la cour » indiquent également qu'ils devaient essayer de vivre en semi-autarcie.

A l'inventaire, très peu de meubles : deux coffres en bois, une huche et un lit dans la pièce principale et une table, quatre chaises et un lit dans une autre pièce (les communs ou l'écurie). Beaucoup de linge de maison et de vêtements, surtout de femme, pour tous les jours mais aussi pour les jours de fête. Un peu de literie pour le lit clos. Les indispensables ustensiles de la vie quotidienne : pour faire le feu dans la cheminée, pour cuisiner, filer la laine (mais aucune mention de moutons), travailler la terre (mais une charrue et une herse dont ils ne possèdent que la moitié de la valeur), entretenir les outils.

Aucun objet précieux, aucune aisance, que des objets utilitaires, hormis douze cuillères en étain prisées à part, peut-être le seul luxe de la famille. Pas d'armoires, de buffets, de fauteuils, de bougeoirs, de lampes, de miroirs, d'objets en verre, de livres... La hiérarchie de la valeur des éléments constitutifs du patrimoine en est l'illustration :

  1. Produits de la terre : 88 livres
  2. Animaux de la ferme : 50 livres
  3. Vêtements : 50 livres
  4. Outils : 26 livres
  5. Linge de maison : 13 livres
  6. Ustensiles de cuisine : 9 livres
  7. Meubles : 7 livres

En définitive, la vie difficile du monde paysan où l'autonomie complète n'est pas possible car un jour ou l'autre, il faut faire appel aux artisans du village pour renouveler le cheptel, faire tisser et coudre, entretenir la maison, les outils et le harnachement du cheval. Sans oublier les frais liés au trépas de la défunte (8 livres pour monsieur le Curé et 7 livres pour le cercueil), ni les impôts : 11 livres.

Cet inventaire après décès est certainement représentatif de la vie de nombreuses familles de Guernes sous l'Ancien Régime mais il ne faut pas généraliser à tout le village. Et faute d'autres actes connus (une historienne locale a pu travailler sur 78 actes pour Genainville !), on ne voudra bien voir dans cet article qu'un aimable divertissement.

Marc Belin

1 sous l'Ancien Régime, la minorité prenait fin à 25 ans

2 la livre valait environ 20 € et un sol, 1 €

3 « hérin » pour airain, alliage de cuivre

4 pièces de tissu pouvant entourer le lit du sol au plafond, l'isolant ainsi de la pièce des vues et du froid

5 le lit lui-même

6 corset extérieur lacé par devant ou derrière

7 justaucorps ou casaquin

8 pièce de vêtement qui recouvrait la jupe (sans la bavette de poitrine)

9 ample tablier de toile que mettaient les femmes du peuple pour protéger leurs habits

10 la culotte à la française s'arrêtait au genou

11 probablement un tournebroche

12 plaque de métal avec une poignée, destinée à fermer le four à pain

13 probablement une « foufière » ou « fourfière », fourche ferrée à deux ou trois dents pour remuer le fumier

14 pièce de rouet, manivelle ou dévidoir

15 un muid valait environ 300 litres de liquide

16 petite cuve plus étroite par en bas qu'en haut

17 un setier valait environ 150 litres de grains

18 probablement un minot, soit environ quarante litres

19 environ 3 litres

20 un boisseau valait environ 12 litres de grains

21 grise et blanche

22 une croix avec la mention de son nom

À